Dans le cadre d’un communiqué de presse en date du 16 septembre 2016, Marisol TOURAINE, Ministre des Affaires sociales et de la Santé, a rendu publiques les conclusions du rapport de l’IGAS (Inspection générale des Affaires sociales), enquête à laquelle a été associée l’IGAENR (inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche).

Compte tenu de l’émotion attachée à cette affaire du fait tant de la qualité du suicidé que de la violence consternante des faits, un décryptage juridique s’impose afin d’éclairer sur les suites à donner à ce rapport tant pour l’affaire en question que pour les autres professionnels de santé dans un secteur où l’on dénombre de nombreux suicides et une souffrance généralisée.

Rappelons que le 17 décembre 2015, le Professeur Jean-Louis MEGNIEN s’est défenestré du 7e étage de l’hôpital Georges Pompidou où il exerçait les fonctions de cardiologue en qualité de Professeur des Universités – Praticien hospitalier (PUPH). Les PU-PH, couramment dénommés les “mandarins” tant leur statut élitiste au sein de l’hôpital en a fait de véritables personnages respectés, servis ou craints, cristallisent en pratique l’origine de nombreux conflits et la triste histoire du Pf MEGNIEN en est malheureusement l’une des illustrations.

Les PU-PH sont à la fois des fonctionnaires d’Etat du fait de leur statut universitaire régi par le décret n°84-135 du 24 février 1984 et des agents sous statut dérogatoire régis par le code de la santé publique (Article L6152-1 et suivants du code de la santé publique). Les praticiens hospitaliers ne sont pas des agents de la fonction publique hospitalière, ce qui est le cas de tous les autres personnels hospitaliers. L’article L952-21 du code de l’éducation prévoit ainsi leur double tutelle, les PU-PH sont nommés par le Ministre de l’Enseignement et de la Santé. Ils perçoivent ainsi pour la plupart, ce qui a nourri des débats passionnés, une triple rémunération constituée de leur activité d’enseignement et de recherche (PU), de leur activité médicale hospitalière (PH) et de leur activité libérale, comme un médecin de ville, en contrepartie de quoi ils reversent un pourcentage de leur chiffre d’affaires à l’établissement hospitalier public.

Les PU-PH peuvent accéder aux fonctions de chefs de service ou chefs de pôle et encadrent certains de leurs homologues et PH de leur secteur ainsi que les autres personnels hospitaliers. Ils exercent au sein des CHU (centres hospitaliers universitaires), c’est-à-dire les hôpitaux adossés à une faculté de médecine. Leur statut leur permet d’accéder à l’élite médicale y compris sur le plan international. Comme dans tous les secteurs néanmoins, le pouvoir peut être utilisé à mauvais dessein, les abus pouvant générer des conflits interpersonnels et comme en l’espèce, des drames.

La violence du décès du Pf MEGNIEN, bien que le suicide soit toujours un acte complexe et multifactoriel, pose sérieusement la question des conditions de travail à l’hôpital. Si tous les suicides se valent quant à la douleur de la perte d’une personne, le travail, surtout dans le soin, ne doit pas être le facteur déclencheur d’un suicide et il ne faut pas oublier les autres drames du secteur hospitalier dont récemment le suicide de 5 infirmiers à l’été 2016. Néanmoins, c’est le statut du Pf MEGNIEN qui a autant retenu l’attention et généré une profonde consternation tant sur le papier, les puissants paraissent privilégiés. Personne ne pouvait soupçonner la souffrance du corps médical et pourtant… Il ne faut pas entendre que les autres suicides seraient moins graves parce que plus anonymes: cette triste affaire montre enfin que le suicide touche tout le monde et que la souffrance au travail est un réel déclencheur de passage à l’acte. Ce n’est pas parce que l’agent paraît tout avoir, le succès, l’argent et le pouvoir, qu’il ne subit pas l’indicible au point de sauter du 7e étage. Il en est de même pour tous les suicides dont la cause déterminante est le travail, quelle que soit sa personnalité.

La Loi HPST de 2009 a tenté, dans son objet, de rééquilibrer le pouvoir médical/administratif au sein des hôpitaux en créant un mode de gouvernance bicéphal (directeur/président de CME) conférant néanmoins un large pouvoir décisionnaire et parfois discrétionnaire au directeur d’établissement c’est-à-dire hors corps médical. Les querelles de chefferie de service, passage à l’agrégation, choix du candidat à la succession du service (pas meilleur que le tenant en titre pour ne pas lui faire de l’ombre ou au contraire volonté de transmission) se sont alors démultipliées et l’organisation même des pouvoirs au sein de l’hôpital a creusé les luttes claniques historiques dont les usages sont connus des jeunes internes dès leur formation.

La plupart des conflits naissent entre médecins et la réorganisation des services, aggravée depuis 2010, supprimant des postes ou des pans entiers des hôpitaux a considérablement cristallisé ces conflits. Parfois de simples conflits de personnes sont devenus des guerres sans merci avec obligation pour les personnels de choisir un camp. Le silence assourdissant des autorités  tant la direction que l’université, chacun se renvoyant la responsabilité en fonction des activités exercées, crée une cacophonie textuelle mais bien au-delà, une incapacité institutionnelle à régler les conflits internes. Certains PU-PH proches des politiques ont des pouvoirs décuplés et la possibilité, dans ce contexte, de supprimer leur adversaire sous le regard bienveillant d’une direction qui, par lâcheté, compromission et parfois vice, aura choisi un camp. Le drame du Pf MEGNIEN montre que cette violence morale peut être aussi une lutte à mort.

Il existe rarement d’espace plus pervers et destructeur que l’exercice du pouvoir au sein d’un hôpital, ce que les premiers auteurs sur les pervers narcissiques, dont le psychiatre Paul-Claude RACAMIER à la fin des années 80 avait parfaitement décrit dans son ouvrage “les pervers narcissiques”. Il y décrivait entre autre le “noyau pervers”, comment une personne manipulatrice pouvait utiliser un groupe de personnes, notamment au sein des services hospitaliers, pour concentrer l’oeuvre de destruction de la victime désignée. Combien de drames faudra-t-il encore pour que l’on entende ce type de perversion?

Sur l’histoire du Pf MEGNIEN nous savons peu de choses en dehors de ce qui a pu être médiatisé. Le rapport de l’IGAS souligne que de nombreuses  personnes impliquées dans le drame ont communiqué des échanges de mails dont la légalité n’a pas pu être vérifiée, rappelons que l’IGAS n’est pas un service de police et que l’enquête reste administrative, sans aucun cadre formel. Aussi il faut lire ce rapport avec toute la mesure qui s’impose: d’une part pour des questions d’impartialité, peut-on avoir la distance nécessaire quand on a créé le système qui a généré le drame et que l’on est susceptible de voir sa responsabilité engagée? D’autre part parce que seules les conclusions sont communiquées ce qui prive tout lecteur de la connaissance aboutie du contexte et des méthodes utilisées pour y arriver.

Le rapport fait néanmoins le constat de carences sévères au sein du secteur hospitalier quant à l’existence même de mesures de prévention des risques psycho-sociaux et pourtant ces textes existent et depuis longtemps. Nous ignorons si une procédure de reconnaissance d’accident de service a été lancée et si le CHSCT a été saisi ou associé à l’enquête de l’IGAS, sachant qu’une procédure pénale ayant été initiée par la veuve du Pf MEGNIEN, le rapport intégral pourra être versé aux éléments de la procédure.

Avec prudence, le rapport de l’IGAS indique ainsi que plusieurs constats de défaillance institutionnelle qui sont ensuite listés ne sauraient seuls expliquer le drame. Il ne faut pas forcément y voir, à notre sens, une connotation négative qui impliquerait un renvoi à une situation personnelle déconnectée du contexte mais au contraire la volonté de l’IGAS de se pencher sur la responsabilité de l’établissement hospitalier au regard des textes, ce qu’il aurait pu ou dû faire, sans se prononcer sur les éléments subjectifs du dossier à savoir les conflits interpersonnels. Etait-ce le rôle de l’IGAS? C’était surtout celui de la directrice et du président de la CME, ce que dit, à notre sens, un peu trop prudemment l’IGAS. Ce sera celui des juridictions saisies, notamment pénale.

L’IGAS dénonce par ailleurs tant la responsabilité de l’hôpital que de l’AP-HP, le siège, et souligne de nombreux manquements dont notamment l’absence d’écoute, de médiation, de confrontation des acteurs, pointant l’erreur grave ayant stigmatisé la souffrance du Pf MEGNIEN, à savoir le fait de l’avoir géographiquement délocalisé de son service pour, prétendaient les autorités, mettre fin à sa souffrance. Ces méthodes classiques dans l’administration consistant à évincer l’agent en souffrance pour régler le problème génèrent souvent le second trauma et le passage à l’acte, l’agent victime se sentant doublement sanctionné et bien évidemment totalement isolé. Soulignons évidemment que la direction ne sanctionne pas les auteurs des faits ce qui laisse, outre un goût amer d’injustice, la sensation d’une véritable trahison par la protection induite des auteurs des faits dont la puissance de frappe se retrouve ainsi décuplée. C’est armer la victime elle-même, ce qui constitue la manipulation ultime.

L’IGAS souligne ensuite le fait que l’université n’ait pas été associée au règlement du conflit et pour autant, on comprend mal par quel pouvoir et par quels textes le doyen de l’université aurait pu intervenir sur la gouvernance de l’hôpital en dehors d’une véritable volonté de discussion et de médiation, non prévue par les textes, qui supposait évidemment que tous les acteurs soient encore en mesure de se confronter en bonne intelligence. Or, et les textes du code du travail sur ce point le confirment, la mise en pratique d’une médiation en matière de harcèlement moral est totalement utopique tant la violence des conflits fait atteindre parfois un point de non-retour aux acteurs. Seule la sanction des auteurs à l’issue d’une enquête impartiale peut permettre de rendre justice aux yeux de la personne en souffrance.

Le rapport souligne à juste titre l’absence totale de textes conformes et concordants permettant de régir le statut des PU-PH au regard des risque psycho-sociaux et une des recommandations nous a sur ce point alertés: recommandation n°26 “statuer sur le comité médical compétent pour les personnels enseignants et hospitaliers d’Ile-de-France“. L’affaire du Pf MEGNIEN fera peut-être jurisprudence mais la double tutelle des PU-PH pose de sérieuses questions de compétence et d’application des textes: qui est responsable du disciplinaire, de la reconnaissance des accidents ou maladies et surtout de l’octroi de la protection fonctionnelle? Statutairement l’employeur principal est l’université mais les faits sont commis au sein de l’hôpital. Le critère de rattachement doit-il être fonctionnel?

Au-delà du drame indicible du suicide du Pf MEGNIEN, cette affaire met à jour des pratiques que les citoyens hors milieu hospitalier ne connaissaient pas alors que les experts en matière de risques psychosociaux notamment internationaux l’ont largement décrié depuis des années. Le statut tant de PU-PH que de PH mérite d’être mieux encadré afin que leur soient, de façon claire, appliquées les mêmes règles que pour les agents publics tant en termes de droits sociaux que de possibilités de sanctions.

Nous terminerons enfin en indiquant que l’IGAS n’a, à aucun moment de ses conclusions, évoqué le terme de harcèlement moral lui préférant celui de souffrance au travail. La souffrance au travail n’est pas un délit, le harcèlement moral l’est. Dans ces conclusions, le rapport interpersonnel à l’origine du conflit n’est absolument pas étudié ni qualifié.

Est-ce un choix volontaire? Il est d’usage car l’inspection ne se substitue pas à l’établissement, comme le juge ne se substitue pas à l’administration pour prononcer les sanctions disciplinaires. C’est fort regrettable car l’IGAS aurait pu se saisir aussi de cette enquête et des procédures disciplinaires auraient pu être déclenchées. A notre sens, ce rapport se veut consensuel: sans faire l’impasse sur les responsabilités claires et difficiles à écarter, il ne va pas assez loin dans la dénonciation de ce qui va bien au-delà du risque psycho-social. Le harcèlement moral, l’un de ces risques, est un instrument de destruction terrible: il faut former des personnels capables de détecter à la source, immédiatement, les agents toxiques et prendre les signalements très au sérieux, tout en sachant faire la distinction entre le ressenti et le vécu. On ne s’improvise pas professionnel des risques psychosociaux et du harcèlement moral en particulier: il faut un cadre et qu’il soit respecté. On ne peut encore à ce stade seulement prévoir en interne des réunions ou discussions ou encore médiations. Le rapport de l’IGAS préconise ainsi des mesures applicables à des personnes raisonnables et bien pensantes: or le contexte du harcèlement moral qui, pour rappel, est un délit, suppose l’existence de personnalités dénuées d’éthique et d’humanité. Ces mesures sont en conséquence un premier préalable qui se veut humain mais totalement inadapté à ce type de conflit.

Les conclusions de ce rapport suffisent néanmoins à qualifier les actions administratives et pénales sur le chef de harcèlement. La procédure administrative devrait permettre au juge administratif d’apporter une clarification attendue sur le statut des PU-PH et de la responsabilité hospitalière et universitaire tant le dossier MEGNIEN constitue une illustration topique des drames qui ont lieu au quotidien dans l’hôpital public.

La justice fera son travail, attendons désormais les mesures mises en place par l’AP-HP. N’oublions pas non plus que les ARS (agences régionales de santé) locales doivent aussi tirer les leçons de ce drame et impulser des messages clairs aux établissements hospitaliers de leur secteur.

Quant à la temporalité de l’enquête, nous remarquerons qu’elle a été déclenchée en février 2016 et que la plupart des recommandations indiquant “sans délai” sont parfois indiquées à “l’été 2016” ce qui laisse supposer, puisque nous sommes plutôt proches de l’automne, que ce rapport aurait dû être transmis il y a déjà plusieurs mois. La raison de ce long silence? L’embarras du ministère? Au regard des suicides de l’été 2016, cela commence sérieusement à se justifier…